Le régime de
Vichy, sous lequel s’est déroulée la Rafle du Vel d’Hiv, constitue l’un des
épisodes historiques les plus controversés de l’histoire française. La période a d'ailleurs accouché d’un débat historiographique passionnant mais polémique.
Plusieurs
thèses ont vu le jour jusqu’à aujourd’hui à ce sujet dans le milieu
universitaire. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’idée de l’épée et
du bouclier, avec un général combattant les allemands sur leur Empire et un
maréchal protégeant les français de la joute allemande, a émergé dans un contexte où le pouvoir en
place entendait assagir le pays après une violente et meurtrière épuration
légale et sauvage.
Le sujet s’est
ensuite élargi sur ceux de la résistance et de la collaboration. De Gaulle,
toujours à la recherche de donner un sentiment de grandeur nationale à ses “sujets“
français par une histoire magnifiée, clamera que la majorité de ceux-ci étaient
de braves résistants et qu’une minorité seulement s'était illustrée dans la
collaboration. Mais cette période de magnificence n’a duré qu’un temps.
Effectivement, quelques années seulement après le départ du général en 1969, un
ouvrage, La France de Vichy, de l’historien américain Robert Paxton,
verra le jour et sera ralliée dans son point de vue par une majorité
d’universitaires. L’idée générale de l’ouvrage consiste à démontrer que le
régime de Vichy, loin de se contenter des exigences allemandes en termes de
collaboration, est allé largement au devant de celles-ci par différentes prises
d’initiative et un certain zèle dans l’exécution des ordres qu’il pouvait
recevoir de l’envahisseur. Le gouvernement de Pétain n’était donc pas seulement
collaborateur, il était la matrice-même de l’ensemble des mesures antisémites
et xénophobes édictées et mises en œuvre sur son territoire.
C’est ainsi
qu’une véritable doxa intellectuelle s’est constituée autour des idées de
Paxton. Seul le point de vue de cet historien sur le régime de Vichy devait
prévaloir sur les opinions, la moindre incartade universitaire sur le sujet étant
immédiatement mise au pilori. Ce
phénomène intellectuel, loin d’être anecdotique relève à notre sens de
l’émergence croissante des milieux universitaires, en grande partie animés par
des intellectuels de la French Theory, dont le mort d’ordre sera la déconstruction
de toutes les structures intellectuelles traditionnelles. C’est dans ce contexte
historique, celui de la victoire culturelle des soixanthuitards, qu’a été
publié l’ouvrage de Paxton. Celui-ci n’est donc pas la cause de ce remord
permanent exprimé aujourd’hui sur Vichy mais justement le produit de l’évolution des milieux universitaires français qui ont
grandement influencé ceux des américains dans les années 70 et dont Paxton sera
l’archétype.
C’est donc
dans ce cadre intellectuel, dominant et vindicatif, qu’est aujourd’hui analysée
la rafle du Vel d’Hiv. D’après nos intellectuels, celle-ci constitue par
excellence l’illustration française du système d’extermination nazi des juifs
européens. Quant aux hommes politiques,
résistant jusqu’alors à la doxa paxtonienne, ils commenceront progressivement à souscrire à
cette course à la repentance dont la ligne de départ sera tracée par le célèbre
discours de Jacques Chirac en date du 16 juillet 1995. Le Président de la
République reconnaîtra notre responsabilité nationale dans la rafle du Vel
d’Hiv en estimant "que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français." Le discours fera une majorité de contents et une minorité de mécontents dans la classe politique.
Mais que s'est il réellement passé lors de la rafle du Vel d'Hiv ? En quoi ce sujet historique illustre-t-il cette controverse éternelle et française sur le régime du maréchal Pétain ? Comment la rafle et plus largement Vichy se sont vus travestis dans leur histoire par nos élites ? C'est le sujet de cet article.
La rafle du Vel d’Hiv : faits et contexte :
En janvier
1942, une réunion de dignitaires nazis, plus connue sous le nom de la
conférence de Wansee, donne naissance au lancement d’une opération
d’extermination des juifs d’Europe à l’échelle industrielle. Fort des
« bons résultats » de cette opération, Hitler, concentré
jusqu’alors sur l’extermination des juifs orientaux, décide de procéder à celle
des juifs occidentaux par l’opération “vent
printanier“ (le cynisme n’était pas la dernière qualité du régime nazi…).
C’est dans ce
contexte d’extermination que s’inscrit la rafle du Vel d’Hiv. Sur la base de
l’opération “vent printanier “
Himmler et Adolf Eichmann fixent le nombre de 100 000 juifs français à déporter.
Il est décidé dans un premier temps de procéder d’abord à la déportation de 40 000 juifs de la zone nord et de
négocier celle des juifs de la zone sud avec le régime de Vichy. La question de
la nationalité des juifs est ici importante. En effet, alors que l’opération
ne concerne initialement que les juifs
de nationalité française, René Bousquet et Pierre Laval négocient avec les
autorités allemandes pour ne déporter que des juifs apatrides. Le tri se fera
aussi à l’échelle plus particulière de la maternité et de l’âge puisqu’en
théorie (ce qui sera loin d’être le cas en pratique), « seuls » les
juifs entre 16 et 60 ans, ne vivant pas en mariage mixte ainsi que les femmes
non enceintes et n’allaitant pas, seront les malheureux élus de ce funeste
convoi. La rafle se déroulera finalement
le 13 juillet 1942 et comportera 13 000 juifs apatrides. Seulement
quelques dizaines en reviendront.
Un régime de vichy responsable de la rafle ?
Vichy, dans l’imaginaire collectif des hommes politiques et
d’une grande majorité de nos concitoyens, serait exclusivement responsable de
la rafle du Vel d’Hiv. La pensée daxtonienne interdit toutes subtilités, toutes
contestations de ses thèses pour comprendre ce triste épisode : seule
l’administration vychissoise décida la rafle, uniquement elle doit répondre de
ses actes. Pourtant on en oublierait presque que les Allemands étaient à Paris.
C’est sous décision allemande que Vichy ordonna la déportation de juifs apatrides à partir du Vel
d’Hiv et non de sa propre initiative. L’historiographie majoritaire retient
pourtant que le régime de Vichy, jaloux de ses droits régaliens en partie
exercés par les allemands, a négocié avec ceux-ci la rafle par les autorités françaises
en contrepartie de compétences policières plus importantes - jusqu’alors exercées
par les autorités allemandes - au bénéfice de l’Etat français. C’est d’ailleurs
la thèse d’un historien spécialiste de Vichy, Henry Rousso, qui prend comme
fait à l’appui la réunion entre René Bousquet, secrétaire général de la police,
et le chef de la Gestapo en France, Karl Orberg en la situant temporellement
avant la rafle du Vel d’Hiv et pour expliquer l’exécution de celle-ci par la
police française. Le problème est que ce spécialiste, aussi respectable
soit-il, commet une erreur factuelle redoutable. Effectivement, comme
l’explique l’historien Alain Michel :
“Voici à titre
d'exemple comment l'historien Henry Rousso a pu récemment tirer une conclusion
péremptoire d'une erreur factuelle. Ce spécialiste reconnu de l'Occupation
confond dans un «Que sais-je ?» consacré au régime de Vichy (…) l’accord
concernant les questions policières conclu par René Bousquet, secrétaire
général de la police, avec le chef de la Gestapo en France, Karl Oberg, début
août 1942 - soit après la rafle du Vél d’Hiv - avec les négociations entre les
deux hommes un mois plus tôt à propos de la décision allemande de réaliser une
grande rafle de Juifs. De cette erreur que l’on veut croire involontaire, Henry
Rousso tire la conclusion que le responsable de la police de Vichy a accepté la
participation des policiers français aux arrestations des Juifs en juillet 1942
en échange d'un renforcement de l'autorité de l'État français. La chronologie
montre qu’il n’en est rien mais ce genre d’imprécision, imperceptible aux yeux
des lecteurs non avertis, contribue à renforcer une vision erronée de
l’Histoire.“
René Bousquet et Pierre Laval
Voici une
première rectification. Mais qui a décidé finalement de la déportation ?
Alain Michel nous éclaire encore sur ce point.
Il précise ainsi que c’est Eichmann qui, au cours d’une réunion du 11
juin 1942, décide “que [le] RSHA (SS-Gestapo)
déporterait de France vers l’Est 100.000 juifs en 1942 au lieu des 5.000
initialement prévus“. Plus tard, Théo Dannecker, représentant d’Adolf
Eichmann en France "décide dans un premier temps de déporter 40.000 Juifs
de la zone nord". Plus particulièrement il était prévu de déporter 22.000 Juifs
adultes de la région parisienne avec 40% de Juifs français. On est donc loin
d’une stricte décision de Vichy au sujet de la déportation.
En revanche on
peut concéder que c’est bel et bien l’Etat français et notamment la police de
la zone Nord qui a procédé à la rafle mais - et il y a ici un gros « mais »
- sous la pression des Allemands qui, à cette époque, pouvaient utiliser la police
française de la zone Nord selon leur bon vouloir pour plusieurs raisons. Tout
d’abord, les allemands, depuis 1940, présentent les mesures d’arrestations des
Juifs comme rentrant dans le cadre des mesures de sécurité de l’armistice pour
faire pression sur la police française et la domestiquer. Ensuite, Vichy ne s’est
pas opposé à cette interprétation audacieuse des règles d’armistice de la part des
allemands. Pour quelles raisons ? Tout simplement parce qu’il demeurait la partie faible dans la négociation avec les allemands et qu’il préfèrait la
ruse à l’épreuve de force. Aussi ne faut-il pas oublié, contrairement à des
clichés véhiculés ici et là, que la question juive n’est pas centrale, ni pour
Vichy, ni pour la police française, ni pour les français. La police
française n’était donc qu’un instrument extrêmement maniable aux mains des allemands.
Certains
politologues et journalistes vont même plus loin, à l’instar d’Eric Zemmour qui
estime que Vichy a sauvé 95% des juifs français.
Ses propos ne sont pas sans fondements puisque Raul Hilberg, grand historien
sur la déportation des juifs européens, estime au sujet de Vichy que sa
politique de déportation a consisté à ce que l’on épargne une fraction (les
Juifs apatrides) pour sauver une grande partie de la totalité (les Juifs
français). Zemmour s’appuie d’ailleurs sur ces différentes études, que ce
soient celles d’Alain Michel ou de Raul Hilberg, pour conclure que Vichy a
sauvé volontairement de la mort bon nombre de juifs nationaux. De surcroît, il affirme
que les mesures discriminatoires qu’a prises le gouvernement français à
l’encontre des juifs auraient été justifiées pour des raisons patriotiques - celles d’en sauver une majorité - contre des concessions faites à leur sujet à l’égard
de l’envahisseur allemand. Mais le
journaliste polémiste ne saurait écarter, comme il le fait peut être
involontairement, le contexte international pour expliquer cette attitude de
Vichy. François Delpa explique ainsi que les allemands agissent avec doigté
durant l’occupation avec une Etat français encore puissant sur le plan
international et qui pourrait, en cas de conflit politique, aggraver leur
situation déjà très préoccupante sur le front de l’Est.
Pour finir, on peut rappeler, non
sans malice, que l’ambassadeur américain, à la veille de la rafle, appelle Pierre Laval
pour lui signifier la honte qu’il ressent pour son homologue français
concernant cette déportation. Et Pierre Laval de lui répondre très sérieusement
que s’il les souhaite il peut les prendre et que Vichy ne les donnera pas ainsi
aux Allemands. Or, les américains refusent de les prendre en raison de quotas
d’immigration légaux contenus dans des lois de 1921 et 1924. Paxton peut aussi
balayer devant sa porte.
Le sort des juifs apatrides
s’expliquent davantage, si ce n’est exclusivement, en raison des initiatives
allemandes sur ce sujet et non celles françaises. Quant aux Juifs nationaux,
Vichy a peut être procédé à leur survie par patriotisme…ou non. Quoi qu’il en soit
le contexte international aura aidé Vichy à cette entreprise de sauvetage
involontaire ou volontaire qui sera en grande partie à l’origine de la survie
majoritaire des juifs contrairement aux thèses présentées par l’avocat Serge Klarsfield selon
lesquelles la plupart des juifs en France ont été sauvés par des justes.
Vichy ou le travestissement de l’histoire politique :
Le
travestissement historique de la période de Vichy n’a, hélas, pas seulement
concerné la relation entre le gouvernement et les juifs de cette époque ou plus
particulièrement la rafle du Vel d’Hiv. Ainsi l’histoire de la résistance s’est
elle aussi retrouvée galvaudée durant 60 ans. De Gaulle a commencé le roman de
la résistance par le «nous sommes tous
résistant » alors que les communistes parlaient de leur parti comme
celui des «75 000 fusillés ».
L’un comme l’autre savait qu’il mentait et tous deux l’ont fait pour des
raisons politiques : de Gaulle pour sa hantise de la culpabilisation des
français, les rouges par l’ivresse d’une puissance politique et électorale
aujourd’hui réduite à néant. Une période inverse s’en est suivie où chacun
suspectait l’autre d’avoir collaboré sous Vichy. Le roman noir s’est substitué
au roman bleu, blanc, rouge, et Paxton a su en profiter. Plus tard, la
découverte du passé vichyste de François Mitterrand et les procès de Klaus
Barbie, René Bousquet, ou encore Paul Touvier, ne feront qu’alimenter la
machine de la repentance déjà mise en route depuis les années 70.
Loin d’être
uniquement une question quantitative - celle du nombre de français résistants - la résistance verra son histoire gribouillée par des historiens, journalistes,
et intellectuels, cherchant à faire entendre que la résistance fût
majoritairement de gauche, notamment communiste, et que la collaboration
regroupa en grande partie l’extrême droite, plus particulièrement celle de l’Action
Française . D’autres historiens, plus timides – d’autres diraient plus
objectifs – , comme Olivier Wievorka, jugent quant à eux que la résistance et
la collaboration trouvèrent en réalité dans leur rang respectif aussi bien des
rouges, que des cagoulards ou des monarchistes. Mais certains historiens sont plus
franc-tireur que d’autres, à l’instar de Simon Epstein qui, dans son ouvrage "Un paradoxe français", a démontré que la majorité des résistants était issue
de l’Action Française et que celle de la collaboration était issue des socialistes.
Sa démarche intellectuelle a consisté à retrouver et à comparer le parcours des
dreyfusards et des antidreyfusards sous le régime de Vichy. Elle sera à l'origine d'une surprenante découverte : les dreyfusards, souvent
socialistes et animés par un pacifisme béat par lequel le juif sera le bouc
émissaire et l’obstacle de leur paix tant chérie, collaborent en grande partie
avec Vichy alors que les antidreyfusards, venant pour la plupart de l’Action
Française et excités en grande partie par un sentiment germanophobe, se retrouvent à
Londres devant le général de Gaulle. L’historien fournit à l’appui de sa
démonstration des listes interminables de ces deux catégories politiques tout
en publiant des discours militants très révélateurs sur les motivations de l’un et l’autre camp.
L'ouvrage de Simon Epstein, sorti dans un silence médiatique plutôt révélateur...
Emmanuel
Macron, qui n’est pourtant pas un ignorant, suivra la même attitude que Chirac
sur la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv. Il adoptera en plus un discours
larmoyant, peut être théâtral, pour déclarer que :
“Récemment encore, ce que nous croyions établi par les autorités de la
République sans distinction partisane, avéré par TOUS les historiens,
confirmé par la conscience nationale s’est trouvé contesté par des responsables
politiques français prêts à faire reculer la vérité. C’est faire beaucoup d’honneur
à ces faussaires que de leur répondre, mais se taire serait pire, ce serait
être complice (…). Je récuse les accommodements
et les subtilités de ceux qui prétendent aujourd’hui que Vichy n’était pas la France,
car Vichy (…) c’était le gouvernement et l’administration de la France.“
Le Président
de la République accuse donc le coup. Parlant de «tous les historiens » qui auraient confirmé la vision de la
rafle qu’il présente dans son discours, Emmanuel Macron en oublie pourtant une
partie, une minorité, «ces faussaires»
comme il les appelle, qui vont pourtant à contre-courant de ce qu’il présente
comme la «vérité». Or, Alain Michel, Raul Hilberg, Simon Epstein sont tous des
historiens juifs et tous ont souffert directement ou indirectement de la période 39-45 ; c’est dire
la probable distance que l’on peut leur accorder sur ce sujet.
Quant au «gouvernement» et à «l’administration
de la France », soit disant coupables de la rafle, on a vu que le
contexte géopolitique et politique du moment peuvent grandement «relativiser» (un gros mot aujourd’hui pour
la doxa dominante) la responsabilité du gouvernement de Vichy dans la rafle du
Vel d’Hiv. Et nous persistons : Vichy, en effet, «n’était pas la France».
Vichy, bien que gouvernement légal, perdra sa légitimité aux yeux des français
pendant que la France libre se la verra octroyer de leurs mains tout au long de
la seconde guerre mondiale. L’histoire nous l’a prouvé. Comme le disait feu
Philippe Séguin (qui était juif lui aussi), « si Vichy c’est la France alors Charles de Gaulle n’est qu’un petit
général rebelle. ».