jeudi 23 mars 2017

La clause Molière : le triomphe du sansfrontièrisme.

La clause Molière a fait quelques bruits ces derniers temps. Elle se traduit juridiquement par une clause contractuelle ajoutée aux contrats de marché public pour imposer au titulaire de ce dernier l’emploi d’une main d’œuvre maitrisant suffisamment le français pour comprendre les consignes de chantier et les directives de sécurité. Son objet résiderait donc de prime abord dans la sécurité des chantiers mais son intérêt serait de faire profiter davantage aux TPE/PME, embauchant peu de travailleurs étrangers, l’accès aux marchés publics. Quoi qu’il en soit elle revêt aussi une perspective plus politique puisque l’objectif annoncé par ses instigateurs  est de lutter contre les dérives de la directive européenne relative aux travailleurs détachés.

Comme l’on pouvait s’y attendre, cette innovation contractuelle, initiée par la ville d’Angoûlème et reprise jusque dans le conseil régional d’Auvergne Rhône Alpes, fut très critiquée dans son approche aussi bien juridique que politique. Pierre Gattaz, directeur du M.E.D.E.F, craint, sans rire, un retour au nationalisme alors que ses farouches opposants de la CFDT ou de la CGT s’offusquent paradoxalement (nous verrons pourquoi) de cette préférence nationale. Il peut paraître cocasse de voir à quel point les ennemis d’hier sont aujourd’hui de proches amis idéologiques. Mais il reste que quelque soit notre avis politique sur cette clause, celle-ci sent l’illégalité et à plein nez.

Hormis le sujet juridique, elle est intéressante puisqu’elle tend à démontrer au grand jour les origines libérales de la gauche ainsi que les transformations idéologiques du communisme français depuis la mort politique de Georges Marchais. Mais avant d’étudier le sujet de la clause Molière et de sa probable illégalité par rapport au droit interne et externe , présentons d’abord ce que sont les travailleurs détachés pour ensuite aborder la dimension politique du sujet.



Qu'est ce qu'un travailleur détaché ?

Les travailleurs détachés sont des personnes travaillant habituellement dans un pays de l’Union Européenne (UE) et qui sont détachées par leur employeur pour aller travailler dan un autre pays de l’U.E pour une période déterminée d’un maximum de deux ans.

Le travailleur détaché est payé aux conditions du pays où il est envoyé. Ainsi, s’il est envoyé en France, il sera payé au Smic mais ses charges sociales seront celles du pays dans lequel il travaille habituellement. Pour exemple, un travailleur polonais qui vient travailler en France sera soumis aux cotisations sociales de la Pologne qui sont bien moins importantes qu’en France. Il coûtera donc moins cher qu’un salarié français pour la même tâche.

On constate de nombreux abus sur les travailleurs détachés notamment avec la sous-traitance en cascade. Il en est le cas pour l’EPR de Flamanville dans le cadre duquel Bouygues a utilisé, entre 2008 et 2011, 460 salariés roumains et polonais employés par une agence de travail intérimaire  irlando-chypriote qui ne respectaient pas la législation. Bougyues a d’ailleurs été condamné le 7 juillet 2015 par un jugement du tribunal correctionnel de Cherbourg pour travail dissimulé.

Les contrôles de ces abus par l’administration sont difficiles : d’après un rapport du sénateur Eric Bocquet, on comptait en 2014  230 000 travailleurs détachés légaux mais entre 200 000 et 300 000 travailleurs détachés illégaux sur le territoire français. En conséquence, la France a durci sa législation et les donneurs d’ordre peuvent aujourd’hui être poursuivis plus facilement quand leurs sous-traitants sont à l’origine de la fraude.

Les travailleurs détachés les plus nombreux sont les portugais, les polonais et les roumains. Mais nombreux également sont les français puisqu’on en compte plus de 13 000 qui, travaillant pour des agences de travail intérimaire luxembourgeoise, sont détachés en France et sont donc en conséquence soumis aux cotisations sociales luxembourgeoises.



L’illégalité de la clause Molière : le sans-frontièrisme triomphant sur les limites nationales.

La clause Molière présente de fort risque d’illégalité aussi bien au regard du droit interne que du droit externe. A notre sens, ce constat d’une éventuelle d’illégalité illustre on ne peut mieux la primauté de la libre circulation - promeut comme la sacristie dans le débat économique depuis ces 30 dernières années - sur la préférence locale ou nationale.

Plus concrètement la clause devrait trouver son sens lors des appels d’offre de marchés publics de travaux par lesquels les candidats doivent justifier que leurs travailleurs seront aptes à parler le français pour comprendre les consignes et les directives liées à la direction du chantier. En cas de non respect de cette obligation, les sanctions vont de la pénalité contractuelle, décidée unilatéralement par la personne publique contractante, à la résiliation du marché. On relèvera l’hypocrisie de la chose : sous couvert de garantir une sécurité au travail, on cherche à exclure  les travailleurs détachés par le moyen insidieux de la langue. Nous ne sommes pas sûr que ce soit pourtant très efficace. Ayant nous-même travaillé durant quatre ans  dans de nombreux chantiers d’une taille assez importante, nous n'avons aucunement constaté durant cette période un afflux de travailleurs ne sachant parler aucun mot de français, au contraire. Mais on nous objectera que cet argument est tout à fait personnel ; nous en convenons.  En tout cas pourquoi, comme le suggèrent certains, ne pas adopter de manière plus tranchée une législation combattant le principe même du travail détaché en le limitant ou encore en le réservant à des chantiers conséquents ? On pourrait répondre qu’il y a un manque de main d’œuvre dans le monde du bâtiment mais dans ce cas pourquoi ne pas utiliser, comme le propose un célèbre journaliste de Paris Première, l’immigration de droit commun assujettie aux cotisations sociales du pays où elle travaille effectivement ? La réponse est simple : ce serait méconnaître les règles de l’UE qui interdisent toute politique nationale d’immigration. Effectivement, favoriser l’immigration classique au détriment des travailleurs détachés constituerait certainement une violation aussi bien pour le droit communautaire que pour notre droit national ; et il en serait de même pour la clause Molière qui induit manifestement une politique nationale d’immigration du travail.

En effet, la clause Molière impose le critère du langage. Cependant celui-ci peut facilement s’assimiler au critère de la nationalité. En conséquence, cette clause serait contraire à l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 à partir duquel le Conseil constitutionnel a dégagé le principe constitutionnel d’égalité devant la loi.  De plus elle serait en contradiction avec la prohibition de la discrimination contenue par l’article 18 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (T.F.U.E).  Aussi irait-elle à l’encontre du principe fondamental de non-discrimination inclus dans la législation encadrant les marchés publics.

Or, tous ces principes énoncés s’appliquent à l’ensemble des marchés publics, et ce peu importe leur montant dès lors qu’un marché présente un intérêt transfrontralier - c'est-à-dire une personne publique française et une société étrangère comme parties au contrat.  Sur la base de ces principes il serait, d’après l’association « le club des juristes », "incompatible avec les principes combinés d'égalité et de non-discrimination, le fait de poser une exigence dans un appel d'offres qui prévoit un traitement différent pour des opérateurs issus d'autres Etats ou qui pose une condition ( une norme précise, ou ici, la langue) qui dissuade des opérateurs de candidater au marché.". L'association poursuit en donnant une illustration jurisprudentielle parlante : la Cour de justice a clairement indiqué que "la clause de l'emploi local" est manifestement une entrave discriminatoire à la libre prestation de service (CJCE, 20 mars 1990, Du Pont de Nemours).

On l’aura compris tous ces principes et règles sus-cités  priment sur un quelconque critère de sélection locale ou nationale et ne sont là que pour favoriser la concurrence libre et non faussée, sacro sainte règle de Bruxelles. On pourrait pourtant s’interroger sur la pertinence d’une telle solution en droit pour n’importe quel marché public. En effet, il n’y a-t-il  pas des avantages à privilégier une entreprise locale, capable d’assurer un marché public de moyenne envergure ? L’emploi local, la connaissance géographique de l’entreprise, ses relations contractuelles passées et sa confiance partagée avec la personne publique, seraient autant d’arguments à opposer au législateur bruxellois.


La gauche : un mouvement d'origine libérale.


Comme vu en introduction, on peut rester pantois face aux positions convergentes des syndicats de gauche d’une part, et du patron du MEDEF d’autre part, au sujet de la clause Molière. Les uns conspuent la préférence nationale quand les autres s’offusquent d’un soi-disant retour au nationalisme. La finalité de leur critique est la même : on ne saurait invoquer aujourd’hui une limitation dans la liberté du travail et de circulation des immigrés. Moins étonnant pour le MEDEF cet argument a de quoi surprendre dans la bouche des syndicalistes de la CGT et de la CFDT. Ces derniers devraient relire Karl Marx au sujet du patronat et de sa faculté à utiliser l’immigration pour réévaluer les salaires à la baisse. Simple logique idéologique… mais aussi démographique et économique. Seul Georges Marchais, fervent communiste, avait encore osé il y a 30 ans l’argument de la limitation de l’immigration qu’elle soit légale ou clandestine. On pourrait par ailleurs s’étonner d’un François Hollande comparant la position de Marine Le Pen sur le sujet à celle des communistes des années 70 dont faisait partie Marchais. Mais ce serait oublier que Marine Le Pen souhaite retrouver une politique d’immigration pour des questions de souveraineté quant les communistes la souhaitaient au nom de la bonne vieille défense du prolétariat. Ce serait oublier que la gauche, représentée par le Parti Socialiste est un mouvement libéral à souhait. De la Révolution de 1789 à celle de 1848, les révolutionnaires étaient tous historiquement de gauche. L’abolition des corporations de métier, ancêtre des syndicats, par la Loi le Tellier est l’illustration parfaite de cette idéologie libérale qui a toujours animé les gauchistes depuis plus de 200 ans. Ce sont toujours les gouvernements conservateurs comme ceux de Bismarck ou de Charles de Gaulle qui ont institué de vraies réformes sociales, régulatrice de l'économie, comme la sécurité sociale. A partir des années 70, les gouvernements qui se sont succédés, qu’ils soient de gauche ou de droite, n’ont fait que livrer subrepticement cet héritage social à l’appétit sans limite de l’économie de marché soutenue sans aucune mesure par l’Union européenne. Comme le disait Philippe Seguin : « la droite et la gauche sont devenues des détaillants qui ne commandent qu’à un même grossiste : l’Europe ».