La clause Molière a fait quelques
bruits ces derniers temps. Elle se traduit juridiquement par une clause
contractuelle ajoutée aux contrats de marché public pour imposer au titulaire de
ce dernier l’emploi d’une main d’œuvre maitrisant suffisamment le français pour
comprendre les consignes de chantier et les directives de sécurité. Son objet
résiderait donc de prime abord dans la sécurité des chantiers mais son intérêt
serait de faire profiter davantage aux TPE/PME, embauchant peu de travailleurs
étrangers, l’accès aux marchés publics. Quoi qu’il en soit elle revêt aussi une
perspective plus politique puisque l’objectif annoncé par ses instigateurs est de lutter contre les dérives de la
directive européenne relative aux travailleurs détachés.
Comme l’on pouvait s’y attendre, cette innovation contractuelle, initiée par la ville d’Angoûlème et reprise
jusque dans le conseil régional d’Auvergne Rhône Alpes, fut très critiquée dans
son approche aussi bien juridique que politique. Pierre Gattaz, directeur du
M.E.D.E.F, craint, sans rire, un retour au nationalisme alors que ses farouches
opposants de la CFDT ou de la CGT s’offusquent paradoxalement (nous verrons
pourquoi) de cette préférence nationale. Il peut paraître cocasse de voir à
quel point les ennemis d’hier sont aujourd’hui de proches amis idéologiques.
Mais il reste que quelque soit notre avis politique sur cette clause, celle-ci
sent l’illégalité et à plein nez.
Hormis le sujet juridique, elle
est intéressante puisqu’elle tend à démontrer au grand jour les origines libérales
de la gauche ainsi que les transformations idéologiques du communisme français
depuis la mort politique de Georges Marchais. Mais avant d’étudier le sujet de la
clause Molière et de sa probable illégalité par rapport au droit interne et
externe , présentons d’abord ce que sont les travailleurs détachés pour
ensuite aborder la dimension politique du sujet.
Qu'est ce qu'un travailleur détaché ?
Les travailleurs détachés sont des
personnes travaillant habituellement dans un pays de l’Union Européenne (UE) et
qui sont détachées par leur employeur pour aller travailler dan un autre pays
de l’U.E pour une période déterminée d’un maximum de deux ans.
Le travailleur détaché est payé
aux conditions du pays où il est envoyé. Ainsi, s’il est envoyé en France, il
sera payé au Smic mais ses charges sociales seront celles du pays dans lequel
il travaille habituellement. Pour exemple, un travailleur polonais qui vient travailler
en France sera soumis aux cotisations sociales de la Pologne qui sont bien
moins importantes qu’en France. Il coûtera donc moins cher qu’un salarié
français pour la même tâche.
On constate de nombreux abus sur
les travailleurs détachés notamment avec la sous-traitance en cascade. Il en
est le cas pour l’EPR de Flamanville dans le cadre duquel Bouygues a utilisé,
entre 2008 et 2011, 460 salariés roumains et polonais employés par une agence
de travail intérimaire irlando-chypriote
qui ne respectaient pas la législation. Bougyues a d’ailleurs été condamné le 7
juillet 2015 par un jugement du tribunal correctionnel de Cherbourg pour
travail dissimulé.
Les contrôles de ces abus par l’administration
sont difficiles : d’après un rapport du sénateur Eric Bocquet, on comptait
en 2014 230 000 travailleurs
détachés légaux mais entre 200 000 et 300 000 travailleurs détachés illégaux
sur le territoire français. En conséquence, la France a durci sa législation et
les donneurs d’ordre peuvent aujourd’hui être poursuivis plus facilement quand
leurs sous-traitants sont à l’origine de la fraude.
Les travailleurs détachés les
plus nombreux sont les portugais, les polonais et les roumains. Mais nombreux
également sont les français puisqu’on en compte plus de 13 000 qui, travaillant pour des
agences de travail intérimaire luxembourgeoise, sont détachés en France et sont donc en conséquence soumis aux cotisations sociales
luxembourgeoises.
L’illégalité de la clause Molière :
le sans-frontièrisme triomphant sur les limites nationales.
La clause Molière présente de
fort risque d’illégalité aussi bien au regard du droit interne que du droit externe.
A notre sens, ce constat d’une éventuelle d’illégalité illustre on ne peut mieux
la primauté de la libre circulation - promeut comme la sacristie dans le débat
économique depuis ces 30 dernières années - sur la préférence locale ou nationale.
Plus concrètement la clause
devrait trouver son sens lors des appels d’offre de marchés publics de travaux
par lesquels les candidats doivent justifier que leurs travailleurs seront
aptes à parler le français pour comprendre les consignes et les directives
liées à la direction du chantier. En cas de non respect de cette obligation,
les sanctions vont de la pénalité contractuelle, décidée unilatéralement par la
personne publique contractante, à la résiliation du marché. On relèvera l’hypocrisie
de la chose : sous couvert de garantir une sécurité au travail, on cherche
à exclure les travailleurs détachés par
le moyen insidieux de la langue. Nous ne sommes pas sûr que ce soit pourtant très
efficace. Ayant nous-même travaillé durant quatre ans dans de nombreux chantiers d’une taille assez
importante, nous n'avons aucunement constaté durant cette période un afflux de travailleurs
ne sachant parler aucun mot de français, au contraire. Mais on nous objectera que
cet argument est tout à fait personnel ; nous en convenons. En tout cas pourquoi, comme le suggèrent certains, ne pas adopter de manière plus tranchée une législation combattant le
principe même du travail détaché en le limitant ou encore en le réservant à des
chantiers conséquents ? On pourrait répondre qu’il y a un manque de main d’œuvre
dans le monde du bâtiment mais dans ce cas pourquoi ne pas utiliser, comme le propose un célèbre journaliste de Paris Première, l’immigration de droit
commun assujettie aux cotisations sociales du pays où elle travaille
effectivement ? La réponse est simple : ce serait méconnaître les règles
de l’UE qui interdisent toute politique nationale d’immigration. Effectivement,
favoriser l’immigration classique au détriment des travailleurs détachés
constituerait certainement une violation aussi bien pour le droit communautaire
que pour notre droit national ; et il en serait de même pour la clause
Molière qui induit manifestement une politique nationale d’immigration du
travail.
En effet, la clause Molière
impose le critère du langage. Cependant celui-ci peut facilement s’assimiler au
critère de la nationalité. En conséquence, cette clause serait contraire à
l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août
1789 à partir duquel le Conseil constitutionnel a dégagé le principe
constitutionnel d’égalité devant la loi. De plus elle serait en
contradiction avec la prohibition de la discrimination contenue par
l’article 18 du Traité sur le Fonctionnement
de l’Union Européenne (T.F.U.E). Aussi
irait-elle à l’encontre du principe fondamental de non-discrimination inclus dans la législation
encadrant les marchés publics.
Or, tous ces principes énoncés s’appliquent
à l’ensemble des marchés publics, et ce peu importe leur montant dès lors qu’un
marché présente un intérêt transfrontralier - c'est-à-dire une personne publique
française et une société étrangère comme parties au contrat. Sur la base de ces principes il serait, d’après
l’association « le club des juristes », "incompatible avec les principes combinés d'égalité et de non-discrimination, le fait de poser une exigence dans un appel d'offres qui prévoit un traitement différent pour des opérateurs issus d'autres Etats ou qui pose une condition ( une norme précise, ou ici, la langue) qui dissuade des opérateurs de candidater au marché.". L'association poursuit en donnant une illustration jurisprudentielle parlante : la Cour de justice a clairement indiqué que "la clause de l'emploi local" est manifestement une entrave discriminatoire à la libre prestation de service (CJCE, 20 mars 1990, Du Pont de Nemours).
On l’aura
compris tous ces principes et règles sus-cités priment sur un quelconque critère de sélection
locale ou nationale et ne sont là que pour favoriser la concurrence libre et non
faussée, sacro sainte règle de Bruxelles. On pourrait pourtant s’interroger sur
la pertinence d’une telle solution en droit pour n’importe quel marché public. En
effet, il n’y a-t-il pas des avantages à
privilégier une entreprise locale, capable d’assurer un marché public de
moyenne envergure ? L’emploi local, la connaissance géographique de l’entreprise,
ses relations contractuelles passées et sa confiance partagée avec la
personne publique, seraient autant d’arguments à opposer au législateur bruxellois.
La gauche : un mouvement d'origine libérale.
Comme vu en introduction, on peut
rester pantois face aux positions convergentes des syndicats de gauche d’une
part, et du patron du MEDEF d’autre part, au sujet de la clause Molière. Les uns
conspuent la préférence nationale quand les autres s’offusquent d’un soi-disant
retour au nationalisme. La finalité de leur critique est la même : on ne
saurait invoquer aujourd’hui une limitation dans la liberté du travail et de circulation
des immigrés. Moins étonnant pour le MEDEF cet argument a de quoi surprendre
dans la bouche des syndicalistes de la CGT et de la CFDT. Ces derniers
devraient relire Karl Marx au sujet du patronat et de sa faculté à utiliser l’immigration
pour réévaluer les salaires à la baisse. Simple logique idéologique… mais aussi
démographique et économique. Seul Georges Marchais, fervent communiste, avait
encore osé il y a 30 ans l’argument de la limitation de l’immigration qu’elle
soit légale ou clandestine. On pourrait par ailleurs s’étonner d’un François
Hollande comparant la position de Marine Le Pen sur le sujet à celle des
communistes des années 70 dont faisait partie Marchais. Mais ce serait oublier que Marine Le Pen souhaite retrouver une politique d’immigration pour des
questions de souveraineté quant les communistes la souhaitaient au nom de la
bonne vieille défense du prolétariat. Ce serait oublier que la gauche,
représentée par le Parti Socialiste est un mouvement libéral à souhait. De la
Révolution de 1789 à celle de 1848, les révolutionnaires étaient tous
historiquement de gauche. L’abolition des corporations de métier, ancêtre des
syndicats, par la Loi le Tellier est l’illustration parfaite de cette idéologie
libérale qui a toujours animé les gauchistes depuis plus de 200 ans. Ce sont
toujours les gouvernements conservateurs comme ceux de Bismarck ou de Charles
de Gaulle qui ont institué de vraies réformes sociales, régulatrice de l'économie, comme la sécurité
sociale. A partir des années 70, les gouvernements qui se sont succédés, qu’ils
soient de gauche ou de droite, n’ont fait que livrer subrepticement cet
héritage social à l’appétit sans limite de l’économie de marché soutenue sans
aucune mesure par l’Union européenne. Comme le disait Philippe Seguin : « la
droite et la gauche sont devenues des détaillants qui ne commandent qu’à un
même grossiste : l’Europe ».